Baby blues
Nous sommes en automne, en septembre pour être précis, et le samedi matin 25 septembre pour être encore plus précis. Le temps est indécis et un couple rentre de la maternité dans sa voiture en ramenant ses six nouveaux enfants. La femme regarde son dernier né qu’elle tient dans la paume de sa main droite. Elle est perplexe, perdue dans la contemplation de cet enfant improbable. Sa peau est noire et il est minuscule.
Soudain, elle prend la parole d’une voix éteinte : « Marc, je ne comprends vraiment pas tu sais… »
Il lui répond sur un ton excédé: « Ferme là Tina ok ?! On est entrain de basculer dans un putain d’univers parallèle, personne ne comprend rien, alors arrête de me répéter ça toutes les 10 minutes ça arrange rien. »
Tina se met à pleurer, son enfant toujours dans sa main qui, lui, la regarde avec un air tranquille et serein de vieux philosophe qui ne s’étonne plus des incongruités de la vie. Les autres gosses braillent sur la banquette arrière dans une insupportable cacophonie burlesque.
Le père excédé arrive enfin devant la maison et parque la voiture dans l’allée entre les plates-bandes fleuries. Il s’adresse à sa copine sur un ton catégorique : « Bon Tina, je sais que c’est nul, mais là si je ne dors pas je vais prendre un des gamins pour te taper dessus, alors je vais aller me coucher. T’as qu’à appeler ta mère. » Et, la laissant pantoise devant les bégonias, il monte à l’étage.
« Elle a bon dos ma mère… » répond Tina dans un murmure inaudible. Prenant son courage à deux mains pour prouver à son mec, et surtout à elle même, qu’elle est une femme forte, elle sort les couffins du coffre et installe ses enfants dedans. Mais Jack, le bébé noir secoue a tête et refuse de se laisser transporter comme ça. Dans un élan impulsif, il se dresse soudain sur ses petites jambes arquées et se met à marcher.
Tina, dont le cerveau a pris des vacances, ne s’en étonne pas. Elle prend un couffin sous chaque bras et avance d’un pas décidé vers la maison, talonnée par Jack.
Les cinq petits blancs se sont calmés, permettant à leur mère, toujours suivie par son petit dernier, de les installer dans leurs lits à l’étage.
Elle tourne son regard vers lui et lui demande : « J’imagine que toi tu ne veux pas aller au lit n’est-ce pas ?... » Nouveau secouage de tête.
Tina redescend avec Jack, se sert un whisky sec et va s’installer sur le canapé. Son fils s’assied en tailleur à ses pieds sur le tapis anémonesque. Il la sonde de ses grands yeux expressifs.
Elle lui dit : « Tu sais Jack, j’ai vraiment besoin de parler, je me sens seule, mais je ne devrais pas me confier à toi, tu es mon bébé, c’est moi qui devrait m’occuper de toi, mais je n’ai aucune foutue idée de ce dont tu peux avoir besoin. » Il la regarde encore, il comprend, elle le sait. Il lui montre une paire de lunettes posée sur la table basse.
Etonnée, elle lui demande : « Tu veux mettre ces lunettes ? » Mouvement de haut en bas. Elle les lui pose sur le nez. Maintenant, il a l’air d’un vieux psychanalyste. Tina rigole, avant de se mettre à parler :
« En fait ma vie part complètement en vrille. Marc et moi, on ne s’aime pas vraiment. C’est arrivé une fois, comme ça, on avait trop bu à un souper de boîte. Le bouton du haut de mon chemisier s’est détaché tout seul, j’étais gênée. Il a entrevu ma poitrine et n’a pas baissé le regard. Alors moi, qui en avais marre des coupes de champagne et des sourires hypocrites, je lui ai fait signe de me suivre. Il est venu. Je le trouvais sexy avec sa barbe de trois jours et son pull norvégien. Au début, je voulais juste fumer une clope avec lui, mais finalement un peu de sexe c’est toujours sympa, surtout après trois mois d’abstinence. Il m’a demandé si je voulais qu’il me ramène. J’ai acquiescé. Ensuite une chose en entrainant une autre, nous nous sommes retrouvés nus l’un sur l’autre. J’avais plus de préservatifs dans mon tiroir de sous-vêtements, alors on a fait sans. Après il est parti. Et le lendemain, comme je suis un peu conne, j’ai pas jugé utile d’aller acheter une pilule du lendemain. Ensuite tout a basculé, j’ai réalisé que j’étais enceinte 6 mois après. On ne s’était revus qu’au travail, au hasard des couloirs, près de la photocopieuse ou de la machine à café. Quand je me suis résolue à faire un test de grossesse, c’était trop tard pour avorter. Je l’ai appelé pour lui dire. Il a juré, s’est énervé, et finalement, il m’a dit de venir habiter chez lui. C’est un râleur et un rationaliste chronique, mais c’est pas un salaud. Pour lui, c’était normal d’assumer, même quand il a appris que je n’attendais pas un enfant, mais six. Six gosses tu réalises ?! Ne pas se rendre compte qu’on porte en soi une marmaille pareille et mettre le surpoids sur le dos des muffins. C’est vraiment du délire… »
Jack ne laisse transparaître aucune émotion, ni tristesse, ni jugement, ni perplexité. Rien, le néant habituel des psychanalystes.
Elle lui demande soudain d’un ton pressé : « Bon et maintenant je fais quoi ? Je sais pas si j’ai la force de passer ma vie avec un homme que je n’aime pas et six enfants que je ne voulais pas. Et puis, il y a toi. Qui es-tu ? Bon, je sais que tu ne me répondras pas. Mais je suis contente que tu sois là quand même. »
Le petit psychanalyste nègre lui montre la bouteille de whisky d’un mouvement sans équivoques signifiant clairement : « resserre-toi un verre. »
Elle s’en resserre un, puis un autre et un autre encore, puis s’endort sur le sofa cramoisi.
Jack remonte à l’étage. Il va d’abord dans la chambre des enfants et reluque d’un air réprobateur l’attirail complet des parents qui se veulent parfaits : la table à langer avec un coussin orné d’oursons multicolores, les berceaux à barrières sécurisantes, l’interphone et la veilleuse en forme de lune, le tapis rose et moelleux du sol, les rideaux bleus et opaques pour les siestes de l’après-midi et la lampe ronde en papier. Ensuite, il se rend dans la chambre parentale et voit son père allongé sur le ventre. Il trouve cet homme ridiculement banal et sans âme. Juste un pauvre gars qui vit pour son job, l’apéro du soir et la baise, surtout la baise. Il a envie de le tuer pour le bien de tout le monde, mais il a surtout envie qu’il se rende compte tout seul de son inutilité et qu’il se suicide. Il le réveille et le regarde dans les yeux. A travers ce petit être si plein, Marc réalise soudain qu’il est l’incarnation amoindrie du vide. Il verse la boîte de somnifères de sa femme dans son gosier encrassé par la bière et les cigarettes.
Demain, Tina se réveillera et tout rentrera dans l’ordre. Elle découvrira le mec qu’elle n’aime pas mort dans son lit. Elle sera un peu triste, parce qu’on est un peu obligé de l’être quand quelqu’un qu’on connaît meurt. Mais ça lui passera vite, elle rencontrera un autre mec qu’elle aimera peut-être et qui l’aimera sans doute. Elle ne sera plus la mère d’un monstre et la copine d’un abruti, elle sera juste une pauvre femme qui s’est retrouvée toute seule avec cinq enfants sur les bras. La société a, en général, pitié de ce genre de spécimens, on l’aidera.
Jack redescend l’escalier sur la rampe et passe la porte d’entrée, un sourire énigmatique éclairant son petit visage. Hit the road Jack don’t you come back no more no more no more no more…
Aude Awa